mardi 28 octobre 2014

De AD&D à Jack l'Éventreur – Où comment je dois remercier Gary Gygax

"Le voyage commence"

C'est aux alentours de 1983 que je découvre les Jeux de Rôles à travers le sublime AD&D du défunt Gygax. Le JdR, c'est du théâtre, de la mise en situation. Un dialogue, un échange permanent entre les joueurs et le maître du jeu. Pour un adolescent introverti comme je l'étais à l'époque, c'était une vraie gageure, d'autant que, très vite, le rôle de Dungeon Master m'est devenu évident. Il me fallait passer au-delà de ma timidité afin de raconter des histoires, et non plus les subir.

Alors, comme tout débutant, la tentation a été facile de se réfugier derrière des archétypes éculés et de résumer la narration à des jets de dés derrière un paravent. Et j'avoue – sans honte – que je me suis laissé aller à cette évidence.

Combien de Nains grognons, de Hobbits rieurs, d'Elfes efféminés et délicats mes joueurs ont pu rencontrer ! Des wagons ! Et ça m'allait bien, pendant un temps.
Jusqu'au moment où j'ai eu envie d'écrire mes propres histoires. Prendre un papier et un crayon, se mettre devant une feuille blanche pour écrire le destin de ses joueurs, ça change tout. D'autant que m'est revenue, à ce moment, la phrase du Maître qui disait :

"Les dés ne servent qu'à faire du bruit derrière un paravent"

Difficile, dans ce cas, d'en faire abstraction. Du coup, j'ai commencé à réfléchir à ce que je faisais. Et que mes parties de jeu de rôle ne devaient plus se résumer simplement à des jets de dés derrière mon écran, mais se devaient d'aller au delà. 

 Alors, oui, j'avoue, encore une fois, durant la campagne A-G-D-Q, j'ai tué 36
personnages joueurs, et  j'en ai retiré une certaine satisfaction. Ça a même été jouissif, je le concède. Les voir se fracasser sur les hordes de drows, se faire piéger comme des bleus par le vampire Elfe Noir dans sa caverne, dissimulé par une illusion, m'a fait plaisir. Le paroxysme de cette époque ? Une autre aventure, un autre module officiel (le Trône de Bloodstone), a été le plus compliqué que j'ai eu à gérer parce que les joueurs que j'avais devant moi avaient tous plus d'expérience que moi et récitaient tous les soirs 12 pages du Player Handbook (Manuel des Joueurs) avant de s'endormir.

Vous dire la gageure que ça représentait ! Je devais avoir à peine une 20aine d'années à l'époque et je me suis retrouvé à "faire face" à des mecs qui, en moyenne, avaient 10 ans de plus.

La pièce dans laquelle nous jouions s'était très vite retrouvée submergée sous un épais nuage de fumée (oui, à l'époque, tout le monde fumait partout, et beaucoup). Plus d'une 15aine d'heures de jeu... Puis, est arrivé un moment où, un des personnages les plus invraisemblables qu'il m'ait été donné de croiser (Phelagane, une magicienne bi-classée char d'assaut atomique, – "jouée" par un mec, évidemment) a absolument voulu aller espionner une ville remplie de nains noirs (des durgears, pourvus de l'infravision – capacité de voir dans le noir ). Bref, oubliant, malgré son "expérience" du jeu, qu'elle était aussi visible qu'un éléphant au milieu d'un magasin de porcelaine, elle part survoler la ville. Jouant de leur capacité à communiquer par signes (un peu comme les malentendants), les Durgears la repèrent, et... ce qui devait arriver arriva. Elle se fait... cribler de carreaux d'arbalète... Subissant plus de 1.400 points de vie de dommage... Alors qu'elle devait plafonner à 40 (36, pour être précis, si mes souvenirs sont exacts).

Ça a été le déclic. Je me suis dit que c'était trop, que j'étais arrivé à un point de non-retour et qu'il me fallait commencer à penser autrement ma façon de jouer sous peine d'overdose.

J'ai alors mis la main sur une des histoires les plus impressionnantes de tout l'univers AD&D : le I6 :Ravenloft.

Dans cette aventure, le groupe de joueurs doit aller débusquer dans son antre (un château médiéval absolument grandiose), Strahd Von Zarovitch, un vampire millénaire qui règne sans partage sur la Barovie.

Il m'est alors apparu évident que cette histoire ne pouvait pas être abordée comme un simple Hack & Slash (taper et tuer, littéralement). C'est alors que j'ai compris qu'il y avait autre chose que les dés et les points de vie dans le Jeu de Rôle. Et qu'on était là, avant tout, pour raconter une histoire, la vivre et la faire vivre.

Donc, je me suis posé la question de qui était Strahd, quelles étaient ses motivations, ses envies, son passé. J'ai commencé à prendre des notes, à définir le personnage pour ce qu'il était, au-delà d'une simple suite de points de vie, de classe d'armure et de sortilèges qu'il pouvait lancer une fois par jour.
Cette aventure a été épique. Parce que, pour la première fois, la narration a pris le dessus sur le côté technique. Je me suis appliqué à faire ressentir ce qu'il se passait à mes joueurs.  Ils ont vécu l'aventure, et ne l'ont pas subie comme un combat permanent. Je dois vous avouer que même si Strahd a fini par être vaincu (et oui, les dés ne servent qu'à faire du bruit derrière un paravent...), c'est un de mes meilleurs souvenirs de JdR.

Cette découverte s'est prolongée ensuite avec une autre saga (toujours sortie des cerveaux de Laura & Tracy Hickman), les Dragonlance.

Que dire sur ces aventures épiques ? Justement, qu'on est dans le Fantastique, avec un grand "F". Plus question de se contenter de jets de dés pour résoudre un combat, et de passer au suivant. Là, on est dans le grandiose. Raistlin, Caramon, Tass, Silvermoon... Tous les personnages, des prétirés (c'est-à-dire définis avant l'aventure) qui plus est, sont tous définis par leurs caractères et leurs motivations propres. Durant les 14 modules que composent cette saga magnifique, le destin des joueurs va être en balance à chaque instant. Et que leurs choix, influencés par leurs caractères, vont définir des pans complets de l'histoire. que mes sessions de jeu ne devaient plus se résumer simplement à des jets de dés derrière mon écran, mais se devaient d'aller au-delà.


"La Désolation de la Page Blanche"

Où est-ce que je veux en venir ?

Que contrairement aux idées reçues pendant longtemps, les Jeux de Rôle n'ont rien de démoniaque. Qu'au contraire de pervertir une jeunesse et une adolescence (dont j'ai été), ils ont eu une influence bénéfique sur moi. Non, ils ne m'ont pas converti à des rites satanistes, ni donné l'envie de procéder à des sacrifices impies en hurlant à la lune des phrases en latin (sachant que je peux le faire si je veux !).

J'aurais pu, quelques années plus tard, susurrer, dans une cave, "Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn" alors que je pratiquais assidument L'Appel de Cthulhu après la découverte de l'univers de Lovecraft via ses histoires.

Mais non, rien n'y a fait.

La principale chose que l'expérience des JdR m'a apporté ? Outre des heures de plaisir avec mes amis, Gary Gygax m'a appris à raconter les histoires. Et à bien les raconter. Ce qui peut paraître paradoxal pour quelqu'un qu'on a longtemps décrié comme étant un narrateur "linéaire et sans talent". Son Temple du Mal élémentaire, un de ses scénarios les plus épiques, a été, et est encore, considéré comme ayant un intérêt proche de zéro. Sa Tombe des Horreurs ? Une succession de puzzles insolubles et sans aucun lien entre eux. Un imbroglio de pièges retors, destinés à faire périr les joueurs, rien de plus.

Pourtant, c'est grâce à ce Monsieur que m'est venu le goût de raconter des histoires. Si, aujourd'hui, je tente, bien modestement, de faire mon chemin en littérature avec des personnages tels que Thomas Saunier ou Barry Barrison, c'est bien grâce à lui.  Si je me sens proche de Jack l'Éventreur, et de sa façon de penser, c'est à cause – ou grâce – à lui. Parce que, à un moment, il m'a ouvert les yeux sur la façon de raconter des histoires. Si j'en étais resté à l'application bête et méchante des JdR, je n'aurais sans doute jamais couché autant de mots que ce que j'ai fait, aujourd'hui (j'en suis à plus de 1 million de caractères, tous textes confondus)...


"Écrire : Histoire d'un échange"

Je me souviens comme si c'était hier de la première fois où je me suis décidé à lire les petits encadrés qui parsemaient les modules officiels. Fier de mon futur effet, je m'appliquai à narrer la traduction que j'avais faite grâce à mon "Harrap's New Shorter". Je relevai la tête de derrière mon paravent et vis la mine déconfite de mes joueurs. Ça ne leur avait rien évoqué. Il y avait même, sur le visage de certains d'entre eux, une moquerie contenue.

Je réfléchis à cet échec. Comment, me demandais-je, un mec avec un tel talent créatif pouvait pondre des descriptions aussi insipides ? Et j'ai compris. Enfin, il me semble. Ce texte encadré ne devait pas être lu tel quel, mais servir de support pour un moment de narration improvisée.

La fois d'après, j'appliquai cette technique. Au lieu de raconter ce qui était écrit, je m'en servais comme support pour mon imagination. Et, cette fois, je résultat fut probant. J'avais capté l'attention de mes joueurs.

Aujourd'hui, je me sers de la même technique : quand je dois décrire un endroit, je commence par en brosser les traits principaux sur un post-it, notant les éléments primordiaux. Puis, quand j'en commence la rédaction, je me sers de cette base que j'étoffe, rajoutant les détails qui me semblent importants pour capter l'attention du lecteur, sans vraiment réfléchir. Je me laisse guider par le moment et par mon inspiration. Ce n'est pas réfléchi, c'est instinctif.  C'est un exercice que je fais tout naturellement. Sans cette expérience du JdR, il n'est pas impossible que mes descriptions seraient aujourd'hui aussi sibyllines et plates que celles que j'évoque plus haut.

Les protagonistes sont nombreux dans les modules d'AD&D. Tantôt de simples monstres errants (c'est-à-dire des créatures apparaissant de manière fortuite afin de "challlenger" les joueurs), tantôt ce sont des adversaires épiques, évoquant un climax de l'histoire. Mais, dans tous les cas, ces antagonistes n'étaient définis que par une suite impressionnante de caractéristiques techniques, sans aucun support narratif quant à la personnalité de l'individu. Une difficulté supplémentaire pour leur insuffler un tant soit peu de vie. J'ai donc, assez vite, commencé à réfléchir aux traits de caractère et aux personnalités de ces personnages secondaires. Commençant par des archétypes grossiers, je m'en suis de plus en plus éloigné pour leur conférer une personnalité propre.



Si, aujourd'hui, j'ai réussi à définir Barry Barrison de manière tellement précise que j'ai l'impression de l'avoir toujours connu, ou que Thomas Saunier est tellement "proche" de moi, c'est grâce à cette pratique assidue. D'archétypes caricaturaux, ce Consulting Detective et cet ex-lieutenant de police devenu alcoolique sont devenus des personnes à part entière, avec leurs qualités et leurs défauts.

Si Barry et Thomas affrontent aujourd'hui des fantômes, des nazis, résolvent des crimes apparemment insolubles ou sont plongés jusqu'au cou dans l'occultisme, si j'ai envie d'insuffler un souffle épique à mes histoires, et si Jack L'Éventreur refait surface une nouvelle fois, c'est que j'ai en mémoire le faciès épanoui de mes joueurs lorsqu'ils affrontaient des hordes de géants, d'elfes noirs ou encore un dragon à la fin d'une de leurs aventures. Une histoire, une aventure, doit se conclure d'une manière grandiose.
Encore une fois, c'est une leçon qui me vient d'il y a vingt ans.

Et, pour tout ça, et tout ce qui suivra, merci, Monsieur Gary Gygax.


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