"Le voyage commence"
C'est aux alentours de 1983 que je découvre les Jeux de Rôles à travers
le sublime AD&D du défunt Gygax. Le JdR, c'est du théâtre, de la mise en
situation. Un dialogue, un échange permanent entre les joueurs et le maître du
jeu. Pour un adolescent introverti comme je l'étais à l'époque, c'était une
vraie gageure, d'autant que, très vite, le rôle de Dungeon Master m'est
devenu évident. Il me fallait passer au-delà de ma timidité afin de raconter
des histoires, et non plus les subir.
Alors, comme tout débutant, la tentation a été facile de se réfugier derrière
des archétypes éculés et de résumer la narration à des jets de dés derrière un
paravent. Et j'avoue – sans honte – que je me suis laissé aller à cette
évidence.
Combien de Nains grognons, de Hobbits rieurs, d'Elfes
efféminés et délicats mes joueurs ont pu rencontrer ! Des wagons ! Et ça
m'allait bien, pendant un temps.
Jusqu'au moment où j'ai eu envie d'écrire mes propres histoires.
Prendre un papier et un crayon, se mettre devant une feuille blanche pour
écrire le destin de ses joueurs, ça change tout. D'autant que m'est revenue, à
ce moment, la phrase du Maître qui disait :
"Les dés ne servent qu'à faire du bruit derrière un paravent"
Difficile, dans ce cas, d'en faire abstraction. Du coup, j'ai commencé à
réfléchir à ce que je faisais. Et que mes parties de jeu de rôle ne devaient
plus se résumer simplement à des jets de dés derrière mon écran, mais se
devaient d'aller au delà.
Alors, oui, j'avoue, encore une fois, durant la campagne A-G-D-Q, j'ai
tué 36
personnages joueurs, et j'en ai retiré une certaine satisfaction.
Ça a même été jouissif, je le concède. Les voir se fracasser sur les hordes de drows,
se faire piéger comme des bleus par le vampire Elfe Noir dans sa caverne,
dissimulé par une illusion, m'a fait plaisir. Le paroxysme de cette époque ?
Une autre aventure, un autre module officiel (le Trône de Bloodstone), a
été le plus compliqué que j'ai eu à gérer parce que les joueurs que j'avais
devant moi avaient tous plus d'expérience que moi et récitaient tous les soirs
12 pages du Player Handbook (Manuel des Joueurs) avant de s'endormir.
Vous dire la gageure que ça représentait ! Je devais avoir à peine une 20aine
d'années à l'époque et je me suis retrouvé à "faire face" à des mecs
qui, en moyenne, avaient 10 ans de plus.
La pièce dans laquelle nous jouions s'était très vite retrouvée submergée sous
un épais nuage de fumée (oui, à l'époque, tout le monde fumait partout, et
beaucoup). Plus d'une 15aine d'heures de jeu... Puis, est arrivé un moment où,
un des personnages les plus invraisemblables qu'il m'ait été donné de croiser
(Phelagane, une magicienne bi-classée char d'assaut atomique, – "jouée"
par un mec, évidemment) a absolument voulu aller espionner une ville remplie de
nains noirs (des durgears, pourvus de l'infravision – capacité de voir dans le
noir ). Bref, oubliant, malgré son "expérience" du jeu, qu'elle était
aussi visible qu'un éléphant au milieu d'un magasin de porcelaine, elle part
survoler la ville. Jouant de leur capacité à communiquer par signes (un peu
comme les malentendants), les Durgears la repèrent, et... ce qui
devait arriver arriva. Elle se fait... cribler de carreaux d'arbalète...
Subissant plus de 1.400 points de vie de dommage... Alors qu'elle devait
plafonner à 40 (36, pour être précis, si mes souvenirs sont exacts).
Ça a été le déclic. Je me suis dit que c'était trop, que j'étais arrivé à un
point de non-retour et qu'il me fallait commencer à penser autrement ma façon de
jouer sous peine d'overdose.
J'ai alors mis la main sur une des histoires les plus impressionnantes de tout
l'univers AD&D : le I6 :Ravenloft.
Dans cette aventure, le groupe de joueurs doit aller débusquer dans son antre
(un château médiéval absolument grandiose), Strahd Von Zarovitch, un vampire
millénaire qui règne sans partage sur la Barovie.
Il m'est alors apparu évident que cette histoire ne pouvait pas être abordée
comme un simple Hack & Slash (taper et tuer, littéralement).
C'est alors que j'ai compris qu'il y avait autre chose que les dés et les
points de vie dans le Jeu de Rôle. Et qu'on était là, avant tout, pour raconter
une histoire, la vivre et la faire vivre.
Donc, je me suis posé la question de qui était Strahd, quelles étaient ses
motivations, ses envies, son passé. J'ai commencé à prendre des notes, à
définir le personnage pour ce qu'il était, au-delà d'une simple suite de points
de vie, de classe d'armure et de sortilèges qu'il pouvait lancer une fois par
jour.
Cette aventure a été épique. Parce que, pour la première fois, la narration a
pris le dessus sur le côté technique. Je me suis appliqué à faire ressentir ce
qu'il se passait à mes joueurs. Ils ont vécu l'aventure, et ne l'ont pas
subie comme un combat permanent. Je dois vous avouer que même si Strahd a fini
par être vaincu (et oui, les dés ne servent qu'à faire du bruit derrière un
paravent...), c'est un de mes meilleurs souvenirs de JdR.
Cette découverte s'est prolongée ensuite avec une autre saga (toujours sortie
des cerveaux de Laura & Tracy Hickman), les Dragonlance.
Que dire sur ces aventures épiques ? Justement, qu'on est dans le Fantastique,
avec un grand "F". Plus question de se contenter de jets de dés pour
résoudre un combat, et de passer au suivant. Là, on est dans le grandiose.
Raistlin, Caramon, Tass, Silvermoon... Tous les personnages, des prétirés (c'est-à-dire
définis avant l'aventure) qui plus est, sont tous définis par leurs caractères
et leurs motivations propres. Durant les 14 modules que composent cette saga
magnifique, le destin des joueurs va être en balance à chaque instant. Et que
leurs choix, influencés par leurs caractères, vont définir des pans complets de
l'histoire. que mes sessions de jeu ne devaient plus se résumer simplement à
des jets de dés derrière mon écran, mais se devaient d'aller au-delà.
"La Désolation de la Page Blanche"
Où est-ce que je veux en venir ?
Que contrairement aux idées reçues pendant longtemps, les Jeux de Rôle n'ont
rien de démoniaque. Qu'au contraire de pervertir une jeunesse et une
adolescence (dont j'ai été), ils ont eu une influence bénéfique sur moi. Non,
ils ne m'ont pas converti à des rites satanistes, ni donné l'envie de procéder
à des sacrifices impies en hurlant à la lune des phrases en latin (sachant que
je peux le faire si je veux !).
J'aurais pu, quelques années plus tard, susurrer, dans une cave, "Ph'nglui
mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn" alors que je pratiquais
assidument L'Appel de Cthulhu après la découverte de l'univers de
Lovecraft via ses histoires.
Mais non, rien n'y a fait.
La principale chose que l'expérience des JdR m'a apporté ? Outre des
heures de plaisir avec mes amis, Gary Gygax m'a appris à raconter les
histoires. Et à bien les raconter. Ce qui peut paraître paradoxal pour
quelqu'un qu'on a longtemps décrié comme étant un narrateur "linéaire et
sans talent". Son Temple du Mal élémentaire, un de ses scénarios les
plus épiques, a été, et est encore, considéré comme ayant un intérêt proche de
zéro. Sa Tombe des Horreurs ? Une succession de puzzles insolubles et
sans aucun lien entre eux. Un imbroglio de pièges retors, destinés à faire périr
les joueurs, rien de plus.
Pourtant, c'est grâce à ce Monsieur que m'est venu le goût de raconter des
histoires. Si, aujourd'hui, je tente, bien modestement, de faire mon chemin en
littérature avec des personnages tels que Thomas Saunier ou Barry Barrison,
c'est bien grâce à lui. Si je me sens proche de Jack l'Éventreur, et de
sa façon de penser, c'est à cause – ou grâce – à lui. Parce que, à un moment,
il m'a ouvert les yeux sur la façon de raconter des histoires. Si j'en étais
resté à l'application bête et méchante des JdR, je n'aurais sans doute jamais
couché autant de mots que ce que j'ai fait, aujourd'hui (j'en suis à plus de 1
million de caractères, tous textes confondus)...
"Écrire : Histoire d'un échange"
Je me souviens comme si c'était hier de la première fois où je me suis
décidé à lire les petits encadrés qui parsemaient les modules officiels. Fier
de mon futur effet, je m'appliquai à narrer la traduction que j'avais faite
grâce à mon "Harrap's New Shorter". Je relevai la tête de derrière
mon paravent et vis la mine déconfite de mes joueurs. Ça ne leur avait rien
évoqué. Il y avait même, sur le visage de certains d'entre eux, une moquerie
contenue.
Je réfléchis à cet échec. Comment, me demandais-je, un mec avec un
tel talent créatif pouvait pondre des descriptions aussi insipides ? Et
j'ai compris. Enfin, il me semble. Ce texte encadré ne devait pas être lu tel
quel, mais servir de support pour un moment de narration improvisée.
La fois d'après, j'appliquai cette technique. Au lieu de raconter ce qui était
écrit, je m'en servais comme support pour mon imagination. Et, cette fois, je
résultat fut probant. J'avais capté l'attention de mes joueurs.
Aujourd'hui, je me sers de la même technique : quand je dois décrire un
endroit, je commence par en brosser les traits principaux sur un post-it,
notant les éléments primordiaux. Puis, quand j'en commence la rédaction, je me
sers de cette base que j'étoffe, rajoutant les détails qui me semblent
importants pour capter l'attention du lecteur, sans vraiment réfléchir. Je me
laisse guider par le moment et par mon inspiration. Ce n'est pas réfléchi,
c'est instinctif. C'est un exercice que je fais tout naturellement. Sans
cette expérience du JdR, il n'est pas impossible que mes descriptions seraient
aujourd'hui aussi sibyllines et plates que celles que j'évoque plus haut.
Les protagonistes sont nombreux dans les modules d'AD&D. Tantôt de simples
monstres errants (c'est-à-dire des créatures apparaissant de manière fortuite
afin de "challlenger" les joueurs), tantôt ce sont des adversaires
épiques, évoquant un climax de l'histoire. Mais, dans tous les cas, ces
antagonistes n'étaient définis que par une suite impressionnante de
caractéristiques techniques, sans aucun support narratif quant à la
personnalité de l'individu. Une difficulté supplémentaire pour leur insuffler
un tant soit peu de vie. J'ai donc, assez vite, commencé à réfléchir aux traits
de caractère et aux personnalités de ces personnages secondaires. Commençant
par des archétypes grossiers, je m'en suis de plus en plus éloigné pour leur
conférer une personnalité propre.
Si, aujourd'hui, j'ai réussi à définir Barry Barrison de manière
tellement précise que j'ai l'impression de l'avoir toujours connu, ou que
Thomas Saunier est tellement "proche" de moi, c'est grâce à cette
pratique assidue. D'archétypes caricaturaux, ce Consulting Detective et
cet ex-lieutenant de police devenu alcoolique sont devenus des personnes à part
entière, avec leurs qualités et leurs défauts.
Si Barry et Thomas affrontent aujourd'hui des fantômes, des nazis, résolvent
des crimes apparemment insolubles ou sont plongés jusqu'au cou dans
l'occultisme, si j'ai envie d'insuffler un souffle épique à mes histoires, et
si Jack L'Éventreur refait surface une nouvelle fois, c'est que j'ai en mémoire
le faciès épanoui de mes joueurs lorsqu'ils affrontaient des hordes de géants,
d'elfes noirs ou encore un dragon à la fin d'une de leurs aventures. Une
histoire, une aventure, doit se conclure d'une manière grandiose.
Encore une fois, c'est une leçon qui me vient d'il y a vingt ans.
Et, pour tout ça, et tout ce qui suivra, merci, Monsieur Gary Gygax.
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